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Habitat léger à Tintigny

La première chose qui frappe quand on arrive à Tintigny, c’est la propreté et l’ordre qui y règne. L’ambiance dans ce coin de Gaume y est teintée de la « netteté » chère aux voisins luxembourgeois et germaniques. Les géraniums sont aux fenêtres, les rues sont propres, les pouvoirs publics font leur boulot et tout cela est visiblement plutôt respecté. C’est paisible.

Arrivé sur le site de l’habitat léger, c’est un drôle de contraste qui saute au yeux. La halle voisine, son parking macadamisé, et surtout le trafic d’engins de chantier. La commune ne fait pas les choses à moitié. Pour ce projet, elle a dégagé les moyens et installe une vraie voirie, un vrai égouttage, un vrai parking. L’investissement est conséquent. C’est une évidence: ce sera tout sauf un campement installé à l’arrache !  Je suis commence à comprendre pourquoi cette petite commune gaumaise a réussi à se faire un nom (et une réputation de pionnier) sur le sujet de l’habitat léger.

Historique du projet

En 33 ans de carrière politique, Benoît Piedboeuf explique qu’il a vu le prix du terrain dans sa région passer de 500 à 11.000€ par are. Devenu bourgmestre, très sensible à tout ce qui touche à l’aménagement du territoire et aux infrastructures publiques, il commence à s’intéresser à l’habitat léger en 2015, faisant l’hypothèse qu’il pourrait y avoir là une réponse originale aux difficultés d’accès au logement qu’il voit poindre à l’horizon.

En 2017, Joëlle Simon, qui est massothérapeute et qui cherchait à s’installer dans la région, le contacte et enfonce le clou: elle qui voudrait s’installer à Tintigny, elle se rend compte que la majeure partie du salaire qu’elle se verse y serait absorbé par la location de son espace privé et de son espace professionnel.

Entretemps, le bourgmestre a fait la tournée des fournisseurs de conteneur aménagés, il a découvert le confort des yourtes et commence à en parler à ses confrères et aux responsables de la politique de l’aménagement du territoire en Wallonie. Dans le mic-mac des multiples règlementations applicables au logement et à l’habitat, il retient surtout que la question de la domiciliation est du ressort du bourgmestre, et que cette autorité-là prend le pas sur la plupart des autres considérations réglementaires.

Un terrain d’une cinquantaine d’ares est disponible sur sa commune. Il jouxte un ancien atelier reconverti en halle où se tient notamment un marché fermier. L’idée s’installe peu à peu: ce terrain, classé en zone d’habitat, pourrait devenir un lieu explicitement dédié à l’habitat léger, accueillant ainsi une bonne dizaine de foyers. Sont visés: les familles monoparentales, les jeunes couples et les locaux que la hausse des prix pourrait obliger à se rabattre vers des zones moins chères et plus excentrées.

L’enquête publique ne soulève aucune objection. Le projet est voté à l’unanimité au Conseil Communal. Un Community Land Trust (CLT) est mis sur pied. Tout se passe sans encombre. « On me demande souvent si j’ai rencontré beaucoup de problèmes », dit le bourgmestre. Et d’expliquer qu’en général, ces dossiers sont problématiques parce que 1) les personnes veulent se domicilier et la commune ne veut pas, et 2) parce qu’ils veulent s’installer hors de zones d’habitat. « Ici, la commune veut qu’ils se domicilient et le terrain est en zone d’habitat. Donc je n’ai pas de problème », se réjouit il.

Et effectivement, les candidatures et les manifestations d’intérêt affluent. Environ 150 demandes à ce jour. La sélection des résidents sera sans doute l’épreuve du feu pour le conseil d’administration du CLT. L’intention est de privilégier la mixité sociale et générationnelle. Le choix se fera sur base des dossiers et des lettres de motivation.

Contexte socio-économique

Tintigny, c’est un petit coin de campagne bien calme, loin des centres urbains et des grand axes routiers. La population y était surtout rurale. Pourtant, depuis une vingtaine d’année, du fait de sa grande proximité avec le Grand Duché de Luxembourg (qui n’est qu’à une trentaine de kilomètres), la composition de la population a fortement changé. Les frontaliers bien payés du Luxembourg et les quadras/quinquas venus de Bruxelles ou de Namur apprécient le calme et la verdure gaumaise. La population est montée de 3300 en 1989, à 4500 personnes maintenant. Ces néo-urbains n’hésitent pas à venir y construire des secondes résidences modernes ou à y rénover et transformer la ferme de leur rêve pour leurs vieux jours. Le niveau d’éducation de la population augmente, l’offre culturelle et touristique s’étoffe, la vie associative est plutôt en bonne santé.En 2003 déjà, le plan « Leader » de l’époque s’intitulait « Favoriser les relations entre ruraux et néoruraux ». C’est dire si cette évolution ne date pas d’hier !

Le corolaire de ce développement, c’est la hausse rapide de prix du foncier, et c’est précisément cela qui amène la commune de Tintigny à prendre cette initiative.

Contexte politique

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la stabilité politique est grande à Tintigny. La majorité en place (une coalition locale) n’a guère changé ces dernières années. Comme le fait remarquer Benoît Piedboeuf, « ça permet de faire des choses ». Le bourgmestre est un vieux routier de la politique. Il sait laisser (et faire) mûrir un projet. Entre 2015 et 2022, l’idée a eu le temps de faire son chemin.

Parallèlement à cela, le point de vue officiel sur l’habitat léger a également évolué, qui est maintenant officiellement reconnu comme habitat à part entière. Les démarches s’en trouvent facilitées. « A l’époque, on m’a expliqué que les yourtes, c’est OK, mais pour qu’une tiny soit acceptée, il fallait enlever les roues. » Toutes ces tracasseries un peu kafkaïennes appartiennent maintenant au passé, se réjouit le bourgmestre.

Quel type de logement?

L’habitat léger, à Tintigny, c’est quoi? Le bourgmestre évoque de l’habitat hors-sol, installé sur un terrain qui peut être récupéré à n’importe quel moment par le CLT. Cela implique donc une certaine réversibilité de l’installation. Avec le recul, la relecture du dossier initial du projet est assez cocasse: on y prévoit deux scénarios.

Le premier et qualifié de « structuré » et l’on y voit une douzaine d’habitats bien rectangulaires, sur des parcelles tout aussi rectangulaires.

L’autre est qualifié d’ « organique » et l’on y voit une dizaine des yourtes reliées par des chemins d’accès tout en arabesques.

Ca reflète mal la variété constructive que l’habitat léger permet, mais cela illustre qu’à l’époque, même pour un projet pourtant assez culotté, il était sans doute difficile de prendre trop de distance par rapport à des habitudes urbanistiques focalisées sur une certaine homogénéité (voire uniformité?) de l’habitat.

Le projet de permis d’urbanisation est cependant bien ancré dans l’air du temps, et il reprend sans surprise tous les arguments habituels en faveur d’un habitat plus écologique: faible empreinte, économie en énergie, proximité de la nature, ouverture à de nouvelles techniques constructives, etc.

La légèreté se décline sur le plan administratif également:  la possibilité d’approuver des demandes sans l’intervention d’un architecte est évoquée, « pour autant que l’habitat soit fourni par un constructeur reconnu » (sans que la forme que pourrait prendre cette reconnaissance ne soit très claire à ce stade). Sans les exclure formellement, cela indique que les projets d’habitations autoconstruites auront sans doute fort à faire pour convaincre les administrateurs du CLT.

Reste la question de la performance énergétique des bâtiments (le fameux « PEB »), qui doit maintenant être certifié pour chaque habitation faisant l’objet d’une transaction en Wallonie. Problème: cette réglementation est de facto inapplicable pour de l’habitat léger, et en particulier pour les yourtes, dont les caractéristiques techniques ne rentrent pas dans les cases d’une étude PEB. Un bourgmestre peut cependant passer outre et octroyer une domiciliation à une adresse sans PEB. Benoît Piedboeuf se dit prêt à jouer le jeu: en cas de recours de la Région, cela pourrait faire bouger les marques et contribuer à une jurisprudence plus ouverte que la réglementation actuelle. (en savoir plus sur le PEB)

Pour quel profil de résident?

« Dans mon esprit, c’était d’abord pour les gens qui en ont besoin, les jeunes pourraient y habiter et économiser pour acheter ou louer autre chose », souligne le bourgmestre. C’est donc dans un esprit d’habitat tremplin que le projet est imaginé.

Aujourd’hui, cette perspective est loin d’être confirmée. « Les gens qui se montrent intéressés le sont parce qu’ils en ont envie et non pas parce qu’ils en ont besoin. Ce sont des gens qui ont les moyens mais ne veulent plus les mettre dans des briques, des gens qui veulent vivre autrement, davantage voyager, ou des choses comme ça. J’en ai rencontré beaucoup! » explique Benoît Piedboeuf.

« Faut faire confiance aux gens »

C’est Benoît Piedboeuf qui le dit. Pas forcément le son de cloche auquel on s’attend venant d’un pouvoir communal. « Il y a des gens qui ont le sens des responsabilités, les gens qui ont envie de se battre avec leurs voisins, ça n’existe pas, les gens ont envie d’être tranquilles. bien-sûr il y a toujours des zozos, mais il n’y en a pas beaucoup ».

Cette posture décomplexée, combinée à la formule du Community Land Trust, ce sont sans doute les deux ingrédients de base qui font que ce projet a bien tourné, Tintigny étant maintenant fréquemment cité en exemple.

Follow the money

La commune met le terrain à disposition du CLT sous la forme d’un bail emphytéotique. Le CLT percevra un loyer de 100€ par mois et par occupant. Sur une douzaine d’emplacement, cela représente un revenu de l’ordre de 20.000 euros par an. Multiplié par quelques dizaines d’années, cela permet de financer les importants travaux d’infrastructure qui sont en cours (chemin d’accès, égouttage, raccordements, parking, etc). Cet investissement est par ailleurs subsidié par la Région, ce qui rend l’opération assez facile à intégrer dans les comptes de la commune.

Prochaines étapes

Les 150 candidatures sont sur la table du conseil d’administration du CLT. Reste à sélectionner la quinzaine de résidents qui seront accueillis à Tintigny. Pas une mince affaire.

D’autres initiatives sont en cours dans la commune: un lieu de vie réservé aux personnes électrosensibles, des opérations immobilières pour installer l’une ou l’autre maison de village, un complexe de foot repensé suite à la fusion de plusieurs clubs, des projets de venelles* à travers champs…

Pourquoi un Community Land Trust?

La commune ne souhaite pas « avoir à faire la police sur place », explique le bourgmestre. Déclaration étonnante si l’on considère que la commune fait la police partout ailleurs, cette compétence faisant par définition partie du lot de responsabilités de n’importe quel pouvoir local. Cela traduit en tous les cas la volonté d’une forme de gouvernance autonome pour ce futur quartier pas tout-à-fait comme les autres, et c’est bien là une des intentions fondatrices qui ont donné naissance à cette forme juridique particulière.

Le conseil d’administration du CLT peut par exemple décider d’accepter ou d’exclure un résident, a tout loisir pour formuler un règlement applicable dans son enceinte, gère les interactions avec le voisinage, etc. On pourrait y presque voir une forme de subsidiarité. Subsidiarité toute relative puisque les pouvoirs publics restent aux commandes, conjointement avec les résidents et avec la communauté locale (qui constituent les deux autres axes de cette gouvernance tripartite). La formule du Community Land Trust a donc tout naturellement été retenue.

A Tintigny, ce sont le bourgmestre, un représentant de la halle voisine et deux résidents qui constitueront le conseil d’administration du CLT.

Autre avantage du CLT: la plus-value éventuelle au moment de la revente d’un habitat sera captée par le CLT lui-même. L’intention est de couper court à toute velléité spéculative dans le chef d’un résident.

Tintigny en quelques chiffres

44
ares
15
emplacements
150
candidatures

reçues à ce jour

100
euros

par mois et par emplacement

En résumé

Un projet politique local qui semble couler de source

Tintigny est un bel exemple de projet public (pour l’instant, encore unique en son genre en Belgique) où la volonté politique locale débouche sur un projet spécifiquement dédié à l’habitat léger. La domiciliation obligatoire des habitants (et les recettes fiscales qui en découlent) est le point de pivot autour duquel le projet a pu s’articuler, faisant ainsi tomber les réticences historiques et les prescriptions urbanistiques wallonnes ouvertement hostiles à ce type d’installations.

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